Il y a des auteurs que l'on connaît sans pour autant les avoir jamais lus. Et Ken Kesey fait partie de ceux-là puisqu’il est le génialissime auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou.
Et quelquefois j’ai comme une grande idée, ce roman culte écrit en 1964, est édité pour la première fois en France en 2013 par le tout aussi génial Dominique Bordes des éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui a eu, lui aussi, une grande idée, celle de le faire connaître auprès du public français. Remercions-le !
On ouvre le livre et on découvre la dédicace de Ken Kesey. Et là, on se dit, que ça commence bien, voire même très bien :
"À mon père et à ma mère
Qui m’ont dit : « La musique, c’est du pipeau »
Avant de m’apprendre tous les airs
Et puis des paroles à gogo."
Alors, que nous raconte ce roman ?
C’est l’histoire de Wakonda. Une petite ville forestière de l’Oregon, de sa construction à la fin du XIX ème jusqu’aux années 60.
C’est l’histoire de ses habitants, ces pionniers qui ont décidé de s’y installer pour sa rivière et son immense forêt permettant ainsi une exploitation forestière.
C’est l’histoire de bûcherons syndiqués qui se mettent en grève contre la Wakonda Pacific qui met une partie de la ville au chômage.
C’est l’histoire de la famille Stampler, bûcherons de père en fils, des durs à cuire. Henry, le patriarche de 80 ans qui n’a pas sa langue dans sa poche, une vraie tête de mule et Hank, le fils prodige. Tous deux vont refuser de se joindre à la grève et vont passer un contrat juteux avec la Wakonda Pacific. Il n’en fallait pas plus pour soulever la vindicte populaire de cette petite ville.
Et pour finir, c’est l’histoire de Lee, le cadet introverti et rêveur de la famille Stampler qui revient après des années d’absence pour assouvir une vengeance.
Ce roman est un grand roman, un incontournable.
D’abord par l’écriture de Kesey qui restitue avec brio le phrasé, la langue rude des bûcherons. Un vrai régal !
Ensuite vient la construction narrative incroyable et très avant-gardiste pour l’époque. Dans ce roman polyphonique, l’auteur fait parler, dans une seule et même phrase, plusieurs personnages qu’il distingue avec des repères typographiques, ce qui permet au lecteur de bien les identifier.
C’est une épopée tragique où se mêlent la sueur des travailleurs et les larmes des vaincus. Tout cela exacerbé par des jeux d’opposition que met en place Ken Kesey. Opposition de pouvoir entre les bûcherons et la Wakonda Pacifique. Opposition de loyauté entre tous les travailleurs qui se serrent les coudes pour maintenir la grève et la famille Stampler qui se désolidarise de leurs collègues. Opposition de caractère entre les deux demis-frères, Hank le travailleur, véritable force de la nature et Lee, d’une santé fragile, cultivé et rêveur. Opposition entre la nature, magnifique et cruelle, et l’ homme, insatiable, qui cherche sans cesse à la maîtriser. C’est sublime !
« La maison elle-même s’était mise à hanter Jonas : plus elle grandissait, plus il se sentait paniqué et pris au piège. Elle se tenait là sur la rive, cette saleté, énorme, pas encore peinte, impie. Sans ses fenêtres, on aurait dit un crâne en bois, dont les orbites noires observaient la rivière couler en contrebas.
Tenant du mausolée plutôt que de l’habitation ; d’un lieu où finir sa vie, pensait Jonas, plutôt que du lieu d’un nouveau départ. Car cette terre débordait de morts ; cette terre d’abondance, où les plantes poussaient en une seule nuit, où Jonas avait vu un champignon éclore sur la carcasse d’un castor et, en quelques heures furtives, atteindre la taille d’un grand chapeau – cette terre d’abondance était littéralement saturée d’une mort humide et terrifiante. »
En empathie totale avec les personnages, vous allez rire, trembler de peur, pleurer, et quand viendra la fin, tout repu d’émotions, vous n’aurez qu’ une envie, le relire ! E.B.
POUR EN SAVOIR +
Une chanson citée dans le roman : The Wild Side of life (1952) de Hank Thompson, chanteur de country (1925-2007) connu pour son style honky tonk.